ÉVASION FISCALE ET PARADIS FISCAUX : DÉFIS ET RÉPONSE INTERNATIONALE

CONFÉRENCE – DÉBAT
23 mars 2016  Mairie du 7e

« ÉVASION FISCALE ET PARADIS FISCAUX : DÉFIS ET RÉPONSE INTERNATIONALE »

Monsieur Éric BOQUET
Sénateur du Nord, Commission des finances et des affaires européennes du Sénat

 

Introduction par Mme Antonia BLEY,
Présidente du Pôle européen de Lyon et Rhône-Alpes.

Aujourd’hui, notre thème est l’évasion fiscale, qui est un des vecteurs de la fuite des capitaux, à côté de la fraude fiscale et du blanchiment que nous n’aborderons pas dans ces développements.

En effet, l’évasion fiscale, résulte d’un abus de droit. Il s’agit, par une utilisation abusive des mécanismes légaux,  de transférer la valeur économique, de son lieu de création dans un paradis fiscal, et échapper ainsi au principe général d’imposition selon lequel le lieu de création de la valeur doit être son lieu d’imposition, principe général qui se heurte à un autre : celui  de la liberté de choix du lieu d’établissement dans un monde ouvert. Certains parlent d’optimisation de la charge fiscale.

L’évasion fiscale est souvent au cœur de l’actualité par l’éclat des scandales qu’elle engendre, faisant émerger ce phénomène de l’opacité qui l’entoure  et permettant ainsi  un début information du public. Ainsi en 2014, les Luxleaks nous révèle l’avantageux système du rescrit fiscal pour les multinationales pratiqué au  Luxembourg,  en 2015 les Swissleaks mettent en cause la banque HSBC et l’on vient de découvrir en janvier 2016  une  liste UBS, banque Suisse, de 38 000 comptes appartenant à des Français pour un total de 12 milliards d’euros. Je vous fais grâce des noms de personnalités issues de tous les milieux, du mode sportif,  au politique en passant par l’artistique.

Et on constate, malheureusement, que l’évasion fiscale est en progression constante puisque les investissements des entreprises dans les paradis fiscaux ont quadruplé depuis l’an 2000 selon les affirmations de la plateforme paradis fiscaux et judiciaires. (1)

Les mécanismes sont de plus en plus sophistiqués et les banques y tiennent un rôle central, certaines s’étant même dotées d’équipes d’ingénierie patrimoniale, proposant aux grandes entreprises des plans d’évasion fiscale clés en mains.

Les paradis fiscaux transitent sur différentes listes, des noires aux grises, qui ne sont pas les mêmes selon qu’elles sont dressées par des états, des institutions comme l’OCDE ou l’Union européenne qui vient d’ailleurs de réviser la sienne en janvier 2016.

Opacité, banques, paradis fiscaux voilà le triptyque de l’évasion fiscale reposant sur la concurrence fiscale entre les états.

En Europe, l’absence d’harmonisation fiscale résulte des traités européens qui donnent aux états membres un droit de véto en matière fiscale, et nécessite donc l’unanimité  pour changer les règles d’imposition.

De ce fait,  la concurrence fiscale entre les états membres de l’Union européenne est rendue possible, conduisant les états à adopter des législations fiscales comportant des opportunités d’évasion fiscale, et selon certains analystes, les dispositions fiscales comme le CICE, crédit impôt compétitivité emploi ou le CIR Crédit impôt recherche, sont aussi des incitations fiscales pour attirer les multinationales.

Sur le plan international, le système dans lequel nous vivons est basé sur  la performance économique des entreprises. Cette performance économique conditionne leur valeur en Bourse, ce qui les incite à tous les moyens pour maximiser cette performance et donc  à l’évasion fiscale, facilitée par la liberté et la rapidité de circulation des capitaux.

Par ailleurs, ce système de  la performance économique  incite les entreprises à minimiser la rémunération du travail et la valeur travail.

Voici deux exemples d’entreprises tirés de « l’économie du partage ». Contrairement à cet affichage sympathique ces entreprises issues de cette nouvelle économie, profitent à plein du système, leur valorisation en bourse dépasse celle de nos grands groupes industriels.

Ainsi, Uber est valorisé à 40 milliards de dollars et n’emploie que 1 500 personnes tout comme Orange/France Télécom qui emploie 100 fois plus de personnel.

De même Airbnb est valorisé à 13 milliards et emploie 600 personnes tout comme Peugeot qui emploie 185 000 personnes ! (2)

Il résulte de ce système une accumulation des richesses pour les uns, de moins en moins nombreux, et une paupérisation pour les autres, de plus en plus nombreux. Aujourd’hui, selon le Crédit Suisse, 1 % de la population mondiale possèderait 99 % des richesses.

Il résulte également de ce système une aberration économique puisque seulement 2 à 3 % de de la masse monétaire circulant dans le monde est investie dans l’économie réelle, alors que 97 à 98 %  sert à la spéculation (3)

Quels en sont les conséquences ?

Pour les multinationales les conséquences de l’optimisation fiscale sont heureuses. Google paie 2,2% d’impôt sur son chiffre d’affaires hors États Unis, Facebook 1,5%, Apple 1%, Amazon 0,5 %.(4)

Pour les états, des conséquences économiques bien sûr, estimées à 2 ou 3 % de leur  budget. (5) Pour la France le coût serait de quelques 60 à 80 milliards soit supérieur à notre premier poste budgétaire : l’éducation nationale. (6)

Les collectivités publiques peinent à boucler leur budget et creusent leur déficit et leurs dettes, les services publics se dégradent, la charge de l’impôt pèse de plus en plus lourd sur les citoyens et les entreprises, devient inéquitable et en définitive c’est la cohésion sociale qui est menacée.

Au-delà, la souveraineté fiscale et judiciaire des états devient illusoire, car l’évasion fiscale prive d’effet leur pouvoir de décision dans ces domaines.

On le voit, les défis sont majeurs. Alors quels peuvent être les réponses, les politiques de lutte sachant que les multinationales, par la puissance de leur lobbying sont à même d’influer sur l’écriture de la loi fiscale et comptable ce qui a été mis en évidence par les travaux de l’ONG Finance Watch. et que l’évasion fiscale devient la sève nourricière de la mondialisation ?

Dans ce domaine, à côtés des états et des institutions comme l’OCDE,  le G 20 et l’Union européenne, l’apport des citoyens à travers les ONG, les plateformes regroupant ONG et syndicats, les associations, est très précieux. Leur audition dans les enquêtes  sont à même de nourrir le travail des politiques comme ce fut le cas pour  le rapport sénatorial de 2012.

Monsieur Éric BOCQUET, vous êtes sénateur du Nord, membre des commissions finances et affaires européennes, et vous avez été rapporteur d’un rapport sur l’évasion fiscale en 2012. La commission était présidée par M. Philippe DOMINATI, Républicain. Elle était composée de sénateurs issus de tous les partis politiques, vous-même appartenez au groupe Communiste, républicain et citoyen. Ce rapport a été adopté à l’unanimité de la commission sénatoriale d’enquête.

Cette commission a procédé à l’audition de 130 personnes ou institutions sous serment et avec l’obligation de déposer : vous avez entendu dans ces conditions les services de Bercy, la Société générale, BNP Paribas, LVMH, Total, Saint-Gobain, des ONG, des syndicalistes, des journalistes d’investigation, et notamment Laurence Parisot et Yannick Noah.

Vous avez été également rapporteur en 2013 d’un rapport sénatorial sur les banques. Vous êtes un expert de ces questions et nous sommes très honorés de vous accueillir.

Nous tenons à vous remercier pour avoir accepté notre invitation à Lyon, mais surtout pour l’énergie que vous consacrez à ces questions fondamentales pour les citoyens et la société.

(1)  Plateforme Paradis fiscaux et judiciaires Humanité.fr 29 janvier 2016

 (2) l’Expansion, juin 2015.

 (3) rapport de la commission d’enquête du Sénat sur l’évasion des capitaux 

      17 juillet 2012 http://www.senat.fr/commission/enquete/evasionfiscale/index.html

(4) rapport de la Commission européenne du groupe d’experts de haut niveau sur la taxation de l’économie numérique, cité par L’Expansion, juin 2015.

5) rapport de la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale

    6 octobre 2015 http://www.assemblee-nationale.fr/14/europe/rap-info/i3101.asp

 (6) rapport de la commission d’enquête du Sénat sur l’évasion des capitaux 

     17 juillet 2012 http://www.senat.fr/commission/enquete/evasionfiscale/index.html

 

Conférence de Monsieur le sénateur Éric BOQUET,

Rapporteur pour le rapport de la commission d’enquête du Sénat sur l’évasion des capitaux 17 juillet 2012 http://www.senat.fr/commission/enquete/evasionfiscale/index.html

« ÉVASION FISCALE ET PARADIS FISCAUX : DÉFIS ET RÉPONSE INTERNATIONALE »

Synthèse ci-dessous et diaporama ÉVASION FISCALE PP

La commission d’enquête a duré 6 mois et je tiens à saluer la qualité du travail des administrateurs du Sénat.

L’évasion fiscale s’est banalisée et on trouve maintenant dans les magazines, des publicités pour créer sa société offshore, à Jersey par exemple.

L’évasion fiscale est au cœur du système d’un monde financiarisé où seulement 1,6 % de la masse monétaire mondiale va à l’économie réelle. Ceci est le résultat d’une finance financiarisée et dérégulée depuis les années 1980. Les transactions financières sont devenues automatiques et s’effectuent de jour comme de nuit en nano secondes, par des ordres automatisés «high-frequency trading » basés sur la statistique gérant les données boursières à la manière d’un big data, indépendamment de toute analyse humaine.

Avec un tel système automatique, il n’y a pas de contrôle possible, ce qui conduit même des banquiers, comme Philippe Vollot, à en demander l’interdiction.

La dérégulation a été prônée par l’Ecole de Chicago, notamment les économistes Milton Friedman et Friedrich Hayek. Elle a été mise en pratique par le président Reagan aux Etats-Unis et par Mme Thatcher au Royaume Uni. Cette doctrine peut très bien se résumer dans cette citation « l’état n’est pas la solution, mais le problème ». Cependant en 2008, quand les banques ont connu de graves difficultés, en entorse à ce principe libéral, on a fait appel aux citoyens pour renflouer les banques.

A l’opposé de cette théorie et de cette politique, le président Roosevelt déclarait que « l’impôt est le prix à payer pour une société civilisée ».

Selon le Centre des Prélèvements Obligatoires, l’impôt est inégalement réparti. En effet, les sociétés du CAC 40 s’acquittent d’un impôt de l’ordre de 8 % sur leurs bénéfices, alors que les autres entreprises contribuent pour  33 % de leurs bénéfices.

Mac Donald paie en Europe un impôt de 1,46 %.

Le milliardaire Warren Buffet remarquait qu’il ne payait que 17 % d’impôt alors que son assistante payait 30 % !

Cette optimisation des impôts est réalisée grâce au recours aux paradis fiscaux. Quels en sont les critères ?

Le paradis fiscal offre une résidence juridique fictive, à fiscalité faible ou inexistante, une procédure d’enregistrement des sociétés très simple et très rapide, et garantit la sécurité politique.

Renault Nissan a une filiale aux Pays Bas. La Société Générale a des filiales aux Bermudes avec 0 salarié. La BNP pèse autant que la France. Les banques ne consacrent plus que 25 % de leur activité au crédit.

La loi adoptée par le Parlement institue, depuis juillet 2013,  l’obligation du reporting pays par pays pour les banques, c’est-à-dire  fait obligation aux banques de déclarer pays par pays leurs filiales, la nature de leurs activités, le produit net bancaire et  le nombre de salariés.

Aux îles Caïmans, on trouve 12 748 entreprises dans un immeuble ! On dénombre 1 million de sociétés aux Iles Vierges britanniques.

Les Etats-Unis combattent l’évasion fiscale hors de chez eux, mais tolèrent des états comme le Delaware ou le Wyoming qui accueillent 50 % des sièges des entreprises cotées à  Wall Street, ou le Nevada avec Las Vegas.

L’évasion fiscale a aussi besoin des outils de l’opacité :

-comptes non déclarés. La Suisse est le premier gestionnaire de fonds non déclarés pour un montant de 5 200 milliards de francs suisses

-trusts. Ils existent depuis les croisades. Ils consistent à investir un trustee au profit d’un bénéficiaire, un acte écrit n’est pas nécessaire. 200 sociétés gèrent 1 million de trusts à Jersey pour 350 000 comptes,

-fondations servent aussi à défiscaliser

 

Les prix de transfert

Les prix de transfert se pratiquent entre les sociétés d’un même groupe mais résidant dans des états différents et supposent le passage d’une frontière. Ils permettent ainsi de moduler les valeurs ajoutées dans les différents pays de passage en fonction de l’impôt à payer.

Un exemple illustre bien la manipulation des prix de transfert : le marché des bananes de l’Amérique latine exportées en Europe après 12 voyages commerciaux virtuels.

Quatre grands groupes se partagent le marché. Le premier exportateur mondial de bananes a son siège à Jersey.

Parties à 13 centimes du Costa Rica, elles passent par les iles Caïmans qui facturent 8 cts, puis au Luxembourg + 8 cts pour les services financiers, en Irlande facturation pour l’utilisation de la marque 4 cts, Bermudes 17cts, Jersey 6 cts,. Elles arrivent au Royaume Uni et sont vendues aux grossistes à 60 cts, et le détaillant ajoute 30 cts. Ainsi, l’essentiel de la valeur de la banane échappe à l’impôt.

Il en est ainsi de beaucoup d’échanges commerciaux car en effet, ces transferts intra-groupes représentent 60 % du commerce mondial.

Le coût de la perte fiscale pour l’Union européenne est de 1 000 mds d’euros par an.

Pour la France, le coût est de 60 à 80 mds alors que notre déficit est de 64 mds.

Le phénomène de l’évasion fiscale est aussi très coûteux pour les pays du Sud. Pour 1 € versé au Sud par les pays occidentaux, 10 € leur sont repris par l’utilisation de ces moyens d’évasion fiscale.

Jersey est une dépendance du Royaume Uni et l’activité financière représente 60 % de son activité économique. Il n’y a pas de registre de trusts. Un Parlement coopté de 51 membres assure une stabilité politique à toute épreuve.

En Suisse, les parlementaires ne perçoivent pas d’indemnité mais sont membres des conseils d’administration des banques. La Suisse dispose du plus ancien pouvoir financier du monde.

L’activité financière représente 10 % du PIB suisse et cette activité a augmenté de + 15 % entre 1995 et 2015. C’est une plaque tournante mondiale. Les 26 cantons sont en concurrence fiscale, et il n’y a pas d’impôt fédéral. Ainsi, à Gstaad l’impôt est de 0,02 % sur les dépenses réelles faites dans le pays.

La City est le 3e centre financier mondial en lien avec la Bourse de Londres et la Banque d’Angleterre et emploie 350 000 salariés. Elle représente 15 % du pouvoir financier mondial.

L’Union européenne a connu le début de la déréglementation avec le marché des eurodollars, déréglementation institutionnalisée par le traité de Maastricht en 1992, puis de Lisbonne en 2007. Les 28 pays membres sont en concurrence fiscale avec aussi les pays de l’espace européen : Andorre, Jersey, Monaco, Liechtenstein.

Le Luxembourg représente 75 % du marché européen, et est le 2e pays pour les fonds communs de placements. Une loi adoptée en 1981 protège le secret bancaire. Antoine Deltour a été un des lanceurs d’alerte qui ont alimenté les Luxleaks en 2014 et révélé à l’opinion publique le système du rescrit fiscal ou « tax ruling » pratiqué par ce pays.

En ce qui concerne les solutions, il serait nécessaire :

-d’instituer le reporting, c’est-à-dire la publication par les sociétés de leurs filiales à l’étranger, du chiffre d’affaires réalisé dans les différents pays, de l’impôt payé et du nombre de salariés à l’instar de ce qui a été institué pour les banques depuis 2013,

-de développer une politique pénale,

-d’établir un registre des trusts

-de mener des actions pour la transparence et développer l’harmonisation des fiscalités.

Le budget de la France est de 373 mds, le déficit est de 73 mds financé sur les marchés financiers. Le remboursement annuel des intérêts est de 44 mds. 62 %  de notre dette est détenu par les marchés financiers.

La Banque Centrale européenne injecte 60 mds d’euros par mois depuis mars 2015 et jusqu’en septembre 2017. Cela fera 1 500  mds supplémentaires dans les circuits financiers  alors que les instruments de régularisation n’ont pas été mis en place.

Ce débat sur l’évasion fiscale a été initié dans la sphère publique en 1996 avec l’appel de Genève, lancé par les grands magistrats anti-corruption. Il est devenu aujourd’hui un sujet incontournable dans le débat public. L’impôt, quant à lui, est un outil de développement et de justice sociale et l’expression financière de la souveraineté des états.