« LE RETOUR DE LA RUSSIE : MENACE OU OPPORTUNITÉ POUR L’EUROPE ?»

Jean GERONIMO

Docteur en Economie, expert de l’économie et de la géostratégie russes

Université Pierre Mendès France Grenoble II

« LE RETOUR DE LA RUSSIE : MENACE OU OPPORTUNITÉ POUR L’EUROPE ?»

Introduction par Mme Antonia BLEY,
présidente du Pôle européen

La première remarque que l’on peut faire sur ce pays est son immensité, le plus vaste état de la planète : un état continent dont ¼ est sur l’Europe et les ¾ sur l’Asie.

Pour aller de l’ouest à l’Est de Kaliningrad à Vladivostok,  il faut traverser 9 fuseaux horaires 9000 km, une superficie de  17 millions de km² soit 2 fois la superficie des USA,  4 fois la superficie de l’Union européenne.

Mais une population faible de 143 millions  d’habitants,  fortement urbanisée pour les ¾, avec 2 grandes villes Moscou et St Pétersbourg. A titre de comparaison les USA 300 millions et l’UE 500 millions.

Des richesses énergétiques et minières à profusion qui lui ont permis de devenir l’un des principaux producteurs et exportateurs mondiaux dans l’industrie lourde  (aciéries, raffineries, industrie chimique, etc.). et les secteurs liés à l’armement, au nucléaire et à l’aérospatiale.

La Russie dispose de 19 % des terres cultivables avec un climat souvent rigoureux.

Elle dispose également de la 1ère réserve forestière du monde.

C’est un pays très riche en eau : des fleuves immenses dont  le plus long fleuve d’Europe : la Volga  plus de 3000 km, des lacs immenses : Baïkal 20 % de l’eau douce lacustre du globe.

La Russie émerge dans l’histoire en 862 avec la Rus de Kiev ou  principauté de Kiev sur le territoire actuel de l’Ukraine, de la Biélorussie et de la Russie occidentale.

Le prince Vladimir adopte le christianisme orthodoxe en 988 qui devient religion d’État et l’un des facteurs de l’unité nationale.

A partir du milieu du 13e siècle,  l’invasion des tataro-mongole fait périr 50 % de la population et anéantit toutes les villes à l’exception de Novgorod. Pendant 3 siècles, de 1250 à 1550, les Russes se retrouvent vassaux des Mongols. Les conséquences pérennes de ces évènements sont l’installation de peuples turcophones et l’islamisation des peuples de l’Est de Moscou, entre Vladimir et Kazan,  conduisant à renforcer  le poids et le rôle de l’Église orthodoxe face à la présence musulmane. C’est d’ailleurs une constante que l’on peut vérifier dans les Balkans et en Grèce, le pouvoir musulman acceptant comme interfaces les chefs religieux.

Du 13 e au 16e siècle, la principauté de Moscou, la Moscovie, devient prédominante, réussit à réunir autour d’elle les autres principautés. Ivan III, prince de Moscou libère les Russes du joug mongol en 1462.

En 1463, Ivan III devient le prince de toute la Russie. C’est le début d’une extension à l’est de la Volga.

Une nouvelle dynastie celle des Romanov arrive au pourvoir en 1613 et installe sa capitale à St. Pétersbourg en 1712. Pierre le Grand prend le titre d’empereur en 1721. C’est une période d’extension de la Russie et d’ouverture sur le monde occidental, notamment allemand et français. (17e et 18e S).

La Russie devient une puissance européenne à l’occasion des guerres napoléoniennes en tant que membre de la Sainte Alliance. C’est aussi le siècle de l’industrialisation et de la construction de grandes infrastructures, de l’extension vers le Sud et d’un très grand essor culturel.

La Russie participe à la 1ère guerre mondiale aux côtés des alliés. Les mouvements sociaux (abolition du servage en 1863 établi en 1649) et les suites des défaites militaires ont conduit à des révolutions et à l’institution du communisme en octobre 1922.

2e guerre mondiale, En dépit du pacte germano-soviétique, Hitler attaque la Russie en 1941.

En 1943, les batailles victorieuses de Stalingrad puis de Koursk mettent en mouvement les troupes russes qui arrivent jusqu’à Berlin. La Russie a payé un lourd tribut à cette guerre entre 20 et 30 millions de morts dont la moitié de civils.

1945 c’est la conférence de Yalta et le  partage du monde en 2 zones d’influence, les  pays de l’Europe Orientale et l’Allemagne de l’Est  se voient imposer un régime socialiste, satellite de Moscou. C’est le début du monde bipolaire Ouest/Est , chaque bloc avec son  entité militaire : l’OTAN et le Pacte de Varsovie.

1949 l’URSS devient la 2e puissance nucléaire et le nucléaire est demeuré depuis au cœur de son système de défense, notamment en raison de l’immensité de son territoire.

1985 arrivée de Gorbatchev qui tente des réformes de démocratisation avec la Glassnost et le passage à l’économie de marché avec la Perestroika. Sur le plan international, en 1989, la chute du mur, rendue possible par la présidence de Gorbatchev auquel les Allemands ont rendu un hommage constant. Mais au final, les réformes de Gorbatchev ne sont pas couronnées de succès et conduisent à un affrontement entre les libéraux menés par Eltsine et les conservateurs. Cet affrontement est concrétisé par le coup d’état en 1991 et la victoire de Eltsine. Ce coup d’état va accélérer le processus de désintégration de l’URSS.

21 décembre 1991 : c’est la fin de l’URSS, du pacte de Varsovie et du Conseil d’assistance économique mutuelle qui liaient les pays de l’URSS et la démission de GORBATCHEV.

En même temps c’est l’émergence de la Communauté ou Confédération des Etats indépendants signée par la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie et liant 11 des anciennes républiques de l’URSS et la Fédération de Russie en est le coeur.

1992 C’est l’arrivée au pouvoir de Eltsine qui initie des réformes libérales préconisées par l’école de Chicago (Milton Friedman)

Les résultats sont catastrophiques sur le plan interne au niveau économique et social  :

– Chute vertigineuse du niveau de vie : réduction de 50 % PIB entre 1992 et 1998,

– Enrichissement des oligarques,

– Recul de la démographie à partir de 1992 et diminution de l’espérance de vie

Au final,  le pays connaît un  grand désordre économique et social.

Sur le plan international, la Russie cesse de jouer un rôle international et l’Amérique émerge comme seule hyperpuissance.

Poutine arrive au pouvoir en 2000 et installe un régime présidentiel fort.

La chute du mur de Berlin a permis aux anciennes républiques de l’Europe centrale et orientale de venir rejoindre l’UE en 2004 et pour la plupart l’OTAN, interface militaire toujours actif du Pacte de Varsovie défunt en 1991. Poutine est réélu en 2012.

Au terme de toutes ces transformations la Russie est aujourd’hui une fédération de 83 sujets fédéraux envoyant des représentants au Conseil de la Fédération qui partage le pouvoir législatif avec la Douma. Un président de la république, chef de l’état, un chef de gouvernement  qui dirige le gouvernement et assure le pouvoir exécutif, un pouvoir judiciaire indépendant où les droits de la défense sont garantis.

Le taux d’alphabétisation est de 100 %.

On constate un redressement économique certain avec une croissance de 6 % du PIB et un retour sur la scène internationale, décisif pour la crise syrienne.

Pourquoi et comment ce redressement ?

Quels enseignements pour nourrir notre réflexion à un moment où l’UE par la voie de la Commission européenne négocie le Grand Marché Transatlantique avec les USA ?

Nous avons invité un intervenant de 1er plan, Jean GERONIMO, docteur en économie, expert de l’économie et de la stratégie russes, enseignant à l’UPMF de Grenoble, autour d’un livre très remarqué, notamment par M. Chauvier du Monde diplomatique, France Culture….

Conférence de M. Jean GERONIMO

Le retour russe : menace ou opportunité pour l’Europe?

La disparition de l’URSS fut « la plus grande catastrophe géopolitique  du 20° siècle », selon W. Poutine. Pourquoi cet aveu?

L’URSS, en tant qu’avant-garde historique du socialisme et modèle de développement alternatif, a été une superpuissance redoutable et contrebalançant l’hégémonie américaine : en quelque sorte, un facteur géopolitique rééquilibrant, sous la forme d’un contre-pouvoir. Au début des années 70, elle fait d’autant plus peur au bloc capitaliste, qu’elle surpasse la puissance américaine dans le domaine nucléaire.

Dans le même temps, portée par les idéaux révolutionnaires, la progression politique du communisme dans le monde semble irrésistible – notamment, dans le « tiers monde », consciemment sous-développé et marginalisé par la mondialisation libérale. En ce sens, la domination politique du modèle capitaliste apparaît alors comme le levier de sa domination économique, dans l’optique de créer un ordre mondial hiérarchisé.

En réaction, depuis sa période soviétique et jusqu’à aujourd’hui, la Russie s’est structurellement présentée comme une voie politique alternative au modèle idéologique dominant. Tendanciellement, la Stratégie de l’administration Poutine s’inscrit dans cet axe.

L’idéologie égalitaire, au cœur de l’héritage soviétique

Porteuse d’une idéologie humaniste et universaliste, prônant bonheur et égalité pour tous les hommes et tous les peuples, l’Union soviétique a longtemps fait rêver.

Même si, peu à peu, cette idéologie a été détournée de son cours initial – comme l’a  reconnu Mikhaïl Gorbatchev, lorsqu’il lance sa célèbre Perestroïka (« restructuration ») en 1985, dernière tentative de réforme radicale d’un système économique bureaucratisé et sclérosé, verrouillé par une élite soviétique repliée sur son pouvoir. L’économie soviétique est alors en prise à un déclin structurel prononcé et irréversible, qui la conduira à sa « chute finale » – faute d’une réforme réussie.

Le 25 décembre 1991, c’est donc le grand choc, avec la démission du président soviétique Gorbatchev. Cette brutale implosion du régime communiste marque la fin des grandes croyances, des idéologies messianiques et émancipatrices, autrefois relayées par la doctrine soviétique : fin d’un rêve. Surtout, c’est la fin du rêve gorbatchévien du « socialisme à visage humain » et d’un ordre mondial post-guerre froide apaisé. L’échec brutal et sans combat du communisme  sacralise la « fin de l’histoire » et la victoire finale du néo-libéralisme, célébrée en 1992 par le fameux livre de F. Fukuyama – qui, en théorie, conduira le monde sur le chemin radieux du paradis libéral.

En réalité, ce fut une énorme désillusion, avec l’émergence d’un monde unipolaire verrouillé par la puissance américaine, en raison de sa « destinée manifeste ».

Une stratégie de puissance, via l’axe eurasien

Dans la vision du président russe, Vladimir Poutine, c’est une « catastrophe géopolitique » car la fin de l’URSS est la condition permissive du renforcement de l’unilatéralisme armé américain, porté par la nouvelle idéologie globalisante du monde : le néo-libéralisme.

Tout en s’appuyant sur son levier otanien, l’hyperpuissance américaine cherche, en effet, à pénétrer l’espace post-soviétique – principalement en zones caucasienne et centre-asiatique – dans le cadre d’une stratégie de roll back (refoulement) de la puissance russe, pensée par le stratège Z. Brzezinski. Sous l’impulsion de ce dernier, on assiste à l’émergence d’une Guerre tiède (1), forme actualisée et désidéologisée de la Guerre froide entre les deux anciens leaders idéologiques. Désormais, cette « guerre » est centrée sur le contrôle des espaces stratégiques sur le plan politique et énergétique, les États « pivots », que je préfère appeler les nœuds stratégiques. En opposition au suivisme occidental de la ligne Eltsine, ce constat conduit V. Poutine à une stratégie de puissance s’appuyant sur un axe eurasien – CEI/Chine/Inde, avec l’Iran depuis peu – pour contester la gouvernance mondiale post-guerre froide, sous leadership américain.

Cette inflexion eurasiatique s’impose d’autant plus qu’après le désengagement de la coalition alliée d’Afghanistan en 2014, la Russie fera face à un danger majeur, exprimé par l’intensification de la « menace islamique », selon la terminologie officielle – c’est à dire celle issue de l’Islam radical. Cette politisation du religieux, plus ou moins manipulée de l’Étranger, est en effet potentiellement porteuse à terme, d’instabilités au cœur de l’espace post-soviétique – via, notamment, la radicalisation du triptyque terrorisme/extrémisme/nationalisme.

Depuis 2000, Poutine vise à réactiver la politique étrangère russe sur la base des anciennes valeurs soviétiques structurantes de son statut de grande puissance, en s’appuyant d’abord sur la fonction politique (et dissuasive) de l’atome, ensuite sur le contrôle « soft » (via l’arme énergétique) de sa proche périphérie et enfin, sur des alliances politico-militaires (et partenariats énergétiques) avec ses ex-républiques. Ce faisant, la Russie réactive dans l’inconscient-imaginaire des dirigeants occidentaux, la peur de « l’atome rouge ». Inquiétante inertie.

Dans sa dimension diplomatique et géostratégique, et tout en structurant son identité contre la « menace américaine », la Russie post-communiste reste donc, par certains côtés, très « soviétique ».

L’incompréhension, face à une politique « anti-russe »

Au final, à l’issue d’une transition douloureuse et chaotique, impulsée en 1992 par la politique ultralibérale du premier ministre eltsinien, Y. Gaïdar, le cheminement post-communiste de la Russie est perçu, par son peuple, comme une blessure à jamais cicatrisée.

Reste donc, pour la Russie, un étrange sentiment d’être incomprise par un Occident hautain et donneur de leçons, sous l’impulsion de la docte Union européenne, repliée sur ses dogmes moraux et son conservatisme idéologique, et qui continue de la regarder à travers le prisme de la Guerre froide. Très loin de comprendre la « spécificité russe », sa culture et ses réalités locales, l’Occident cherche à imposer un modèle sociétal préfabriqué et standardisé. Ce modèle, fondé sur le libre-échange généralisé et désétatisé, est rendu légitime par la supériorité absolue de l’idéologie du marché, historiquement – et, théoriquement – démontrée par sa victoire finale contre l’économie planifiée. Troublante victoire.

Étrange impression, aussi, d’être perçue comme une puissance structurellement hostile et, pour cette raison, consciemment marginalisée sur la scène internationale. Selon l’administration Poutine, cette impression serait renforcée par la stratégie d’encerclement et d’isolement de la Russie, via l’extension de l’OTAN à l’ancienne zone d’influence soviétique, et l’implantation de bases militaires et d’un bouclier anti-missiles à proximité de ses frontières – qui viserait, dans sa finalité ultime, à neutraliser le potentiel nucléaire stratégique russe. Cette stratégie « anti-russe » serait, aussi, attestée par les tentatives de cooptation des anciennes républiques de l’URSS, au moyen d’innovations politiquement orientées telles que le « Partenariat oriental » (via l’UE) ou le « Partenariat pour la paix » (via l’OTAN).

Dans une large mesure, cette configuration explique l’enjeu géopolitique sous-jacent à la crise ukrainienne actuelle, qui loin d’être une « révolution », se retrouve en réalité au cœur d’une lutte d’influence entre les deux vieux ennemis de la Guerre froide. D’où l’existence de manipulations occidentales via  les ONG (avec leurs fameux « droits de l’homme ») et leur soutien à l’opposition ukrainienne, le filtrage de l’information et l’ingérence troublante de dirigeants étrangers – et, naturellement, l’accusation de la « main de Moscou ». Face  à  cette instrumentalisation politique, la Russie ne pourra rester sans réactions.

Indéniablement, la Russie post-communiste revient de loin et, peu à peu, elle rejoue dans la cour des « grands ». Divine surprise.

L’opportunité d’une « grande Europe », enfin émancipée

Illustré par le rôle décisif du chef de la diplomatie russe, S. Lavrov, dans les crises syrienne et iranienne, le retour de la puissance russe sur la scène internationale  peut être, aujourd’hui, perçu comme une opportunité politique pour l’Occident et, en particulier, pour l’Europe.

En tant que puissance militaire et énergétique de premier plan, la Russie peut en effet apporter sa contribution à la sécurité globale de l’UE. Pour l’heure, elle vient de réussir un remarquable retour politique sur la scène mondiale, dont l’Europe pourrait tirer un grand avantage. A la recherche d’une identité politique et d’une véritable diplomatie – étrangement muette dans les grandes crises internationales -, et tout en s’appuyant sur l’expérience russe, l’Europe doit enfin faire entendre sa voix.

Ce retour spectaculaire et surprenant de l’ancienne superpuissance apparaît, en effet, comme la condition première à la naissance d’une grande Europe politique, indépendante, donc déconnectée de la tutelle américaine et élargie à la Russie – dans le prolongement du vieux rêve gaullien.

En définitive, il y a là, aussi, l’opportunité d’achever l’ancrage démocratique et européen de la  nouvelle Russie, à la recherche de son identité post-communiste et, surtout, porteuse d’une « troisième voie ».

Pour croire, encore, à l’impossible – et, « à la victoire des anges ».

Jean.Geronimo@upmf-grenoble

(1) « La Pensée stratégique russe – Guerre tiède sur l’Échiquier eurasien : les révolutions arabes, et après ? ».

Préface de Jacques SAPIR, mars 2012, éd. SIGEST.

Livre disponible en librairies Fnac et Décitre (centre commercial La Part-Dieu)